PROLOGUE
Je m'appelle Satine Müller et l'histoire que je vais vous raconter m'est arrivée alors que je n'avais pas encore dix-huit ans. À cette époque, j'étais une jeune fille tranquille, avec une vie on ne peut plus normale, mademoiselle tout le monde en somme, jusqu'à ce que tout bascule.
Tout a commencé ce fameux après-midi où je m'étais cassé la jambe gauche, alors que j'avais juré, deux ans plus tôt, de ne jamais remonter sur un canasson – bien fait pour moi, j'en ai toujours qu'à ma tête. Ce cabochard d'étalon avait pilé devant un ridicule sac plastique, et m'avait offert un vol plané de cinq mètres. J'avais pitoyablement atterri sur le rocher le plus inconfortable du monde, héritant d'une rupture du ligament croisé. Génial ! Résultat des courses : une opération, un peu plus de deux mois d'attelle, et quatre mois de rééducation.
Jusque-là, l'histoire peut paraître tout ce qu'il y a de plus banal. Après tout, ce genre de chute pourrait arriver à n'importe qui, mais voilà, cette gamelle a changé ma vie.
J'étais en vacances chez mon père, près de Manching, en Allemagne, quand ça s'est passé. On était tout juste mi-juillet. Pour la sportive que j'étais, être obligé de rester clouée au lit dans un endroit pareil était particulièrement injuste. Les paysages de Bavière me faisaient de l'½il, je crevais d'envie de crapahuter dans la campagne et n'avais d'autre choix que de me tenir tranquille. Autant dire que je l'avais mauvaise. Sans compter que je ne devais pas rentrer à Paris avant la fin du mois d'août et que j'allais sérieusement rouiller. Cependant, tourner en rond n'a jamais été dans mon tempérament. C'est pourquoi je m'étais prise en main en un rien de temps. Je m'étais trouvé une occupation... littéraire.
D'aucuns prétendraient qu'il y a plus fun comme activité, mais d'une part, j'adorais ça, c'était le cursus que j'avais choisi au lycée, et d'une autre, j'avais décidé de rédiger un pamphlet. Mais pas n'importe lequel. Un pamphlet contre les vampires.
Ça y est, je sens que je commence à faire sourire.
Alors personnellement, je n'y croyais pas vraiment à ces créatures suceuses de sang, mais ma motivation était bien fondée : je voulais venir en aide à Carla, ma meilleure copine.
Carla, je l'adorais. C'était une Italienne déjantée aux multiples facettes. Elle et moi avions fréquenté la même classe de la sixième à la terminale, et nous partagions un amour inconditionnel pour la danse. Mais qu'à l'époque des faits, Carla avait une autre passion. Pire, une addiction : les vampires. Certes, il y avait sûrement plus grave dans la vie, mais pour elle, c'était vraiment alarmant. Depuis l'âge de quinze ans, elle ne lisait que des romans sentimentaux où le héros était systématiquement un buveur de sang. À première vue, on aurait pu qualifier cette lubie de passe-temps innocent et prépubère au long court, mais au fil des années, c'était devenu une véritable drogue pour Carla, au point qu'elle s'était mise à croire à la réelle existence de ces créatures. J'étais ulcérée.
Bref, sa descente aux Enfers avait commencé lorsque nous étions en première, et moi, impuissante, je l'avais vu sombrer dans un gouffre interminable.
Comme la plupart des jeunes filles de notre âge (sauf moi, c'est certain), Carla avait dévoré la dernière grande histoire en vogue – celle du vampire qui tombe amoureux d'une humaine. Vous savez, le type qui brille au soleil. Elle en avait fait un véritable culte. Elle était allée jusqu'à acheter deux ou trois tee-shirts arborant un énorme « I love Edward » en paillettes argentées – pour ceux qui n'auraient aucune idée de ce dont je parle, Edward, c'est le nom du héros de la saga. J'avais vraiment failli m'étouffer ce jour-là. Je trouvais ça pitoyable.
Tout ce cirque aurait pu s'arrêter en même temps que le quatrième tome, mais non, à part pour se rendre au lycée, Carla ne sortait plus, ne mangeait plus, ne venait plus aux entraînements de danse, et, enfermée dans sa chambre, elle relisait inlassablement ces quatre maudits bouquins. Finir le dernier volet l'avait plongée dans un état de manque, elle n'avait plus goût à rien. Soyons clairs, elle déprimait et le niait totalement. Les vampires, elle y croyait dur comme fer et n'avait qu'un objectif : en rencontrer un. « Nul ne peut être plus merveilleux que ces êtres exceptionnels. », disait-elle. Elle n'avait plus que ça en tête, ça faisait peur.
Sa mère avait tout essayé pour la sortir de ses fantasmes idiots – psychothérapie, voyages, activités multiples –, mais rien à faire, Carla avait touché le fond. De voir sa fille unique dans cet état, la pauvre Mme Rossini déprimait, elle aussi. Quant à moi, je ne pouvais pas laisser ma meilleure amie comme ça.
C'est lorsqu'elle était au plus mal que l'idée d'un pamphlet avait mûri en moi. J'avais longtemps cogité avant de me lancer. Finalement, ma jambe cassée avait été un excellent prétexte pour me motiver. Je ne prétendais pas guérir Carla de son addiction, mais je savais que je réussirais au moins à l'intéresser et peut-être même à la faire rire. Et puis l'envie de leur régler leur compte, à ces moustiques géants, avait été plus forte que moi.
Bref, comme il fallait que je me renseigne sur le sujet, j'avais commencé à lire toutes sortes de choses aussi farfelues les unes que les autres, mais au final, j'en avais tiré un certain nombre d'informations qui allaient amener de l'eau à mon moulin.
À travers plusieurs romans, j'avais appris que les vampires étaient qualifiés de grands séducteurs, beaux, costauds, intelligents, immortels et... végétariens. J'avais ri. Ri très fort. La plupart d'entre eux n'auraient bu que du sang animal afin qu'on ne les considère pas comme des monstres. Bon sang ! Ce que ne raconteraient pas les écrivains pour rester politiquement corrects.
Tenez, un autre truc incroyable : dans les histoires, la jeune fille éprise était systématiquement la nana pas comme tout le monde, et, forcément, c'était elle qui tirait le gros lot. Le vampire tombait amoureux d'elle, puis finissait par la transformer. Mais le comble du comble, c'était que les tourtereaux n'avaient jamais de rapports sexuels, en aucun cas, ou alors ils passaient préalablement chez le curé pour officialiser la chose. Car c'est bien connu, le sexe est sale, tabou, et le mariage est fatalement « the » solution dans la vie. À dix-huit ans ! Je m'étais étouffée plus d'une fois à lires ces ramassis d'âneries. Toujours est-il que la suite était facile : « ils vécurent heureux et n'eurent pas d'enfants. » Ben oui, puisqu'apparemment, dans ces histoires – et dans presque cent pour cent des cas –, ces magnifiques chauves-souris sur pattes étaient incapables de se reproduire. Tout pour plaire, quoi !
Finalement, après m'être bien rencardée sur le sujet, j'avais commencé à gratter sérieusement.
En écrivant ce pamphlet, je n'avais pas l'intention de convaincre qui que ce soit de la non-existence des vampires, mais simplement de remettre les choses à leur place. Car pour moi, les suceurs de sang n'étaient certainement pas les créatures merveilleuses décrites par la plupart des romanciers en vogue. Ça, non !
Mes recherches terminées, j'avais rédigé ma satire en deux semaines et l'avais jetée sur un blog tout beau tout neuf[1]. C'est ainsi que, sans même savoir où j'avais mis les pieds – tout ceci n'étant pour moi qu'une vaste blague –, j'avais ouvert une guerre féroce contre les non-morts.
J'en avais d'ailleurs tiré un succès que je n'attendais pas. Je n'avais pas imaginé qu'autant de filles puissent se sentir concernées par le problème des vampires envahisseurs de petits c½urs tout mous. Je recevais des témoignages tous les jours – parfois très farfelus –, de victimes de ces Casanova aux dents de sabre. Bien sûr, je n'avalais pas leurs sornettes, mais au fur et à mesure que je les lisais, je m'étais rendu compte de l'ampleur du phénomène vampires. Certains faisaient même partie de groupuscules leur vouant un culte. C'était aussi triste qu'effrayant, mais le plus souvent, je me fendais la poire.
Je m'étais donc occupée tout l'été, et au final, j'en avais tiré une certaine fierté. Car même si j'avais été séparée de Carla par neuf cents kilomètres, mon pamphlet avait réussi à la persuader d'arrêter ses conneries – enfin, ça dépendait des jours... Puis était arrivé le mois de septembre, le jour de ma rentrée en terminale. Là, j'avais eu la surprise de ma vie. Ma satire était connue dans le Tout-Paris étudiant. En quelques jours, elle avait fait le tour d'un bon paquet de bahuts. J'étais soufflée. Même l'association littéraire des lycéens m'avait approchée pour me demander d'en devenir membre et de faire en sorte que les filles décrochent de ces histoires de vampires à la noix. Ç'aurait pu être marrant, mais j'avais refusé. Je passais mon bac cette année-là, j'avais d'autres chats à fouetter. En tout cas, les deux premières semaines, j'avais cru vivre un enfer, car mon pamphlet avait suscité un grand nombre de réactions. Cette soudaine notoriété, je n'y étais pas habituée. D'un côté, les antivampires (ils n'y croyaient pas forcément, mais ma satire les faisait bien rire), et de l'autre, les provampires qui ne se lassaient pas de me brimer (ceux-là, ils étaient vraiment graves). Mon casier était vandalisé en permanence et mon nom tagué à la craie un peu partout sur les murs. « Satine, antivampires, toi et ta satire attendez-vous au pire ! ». Ridicule en somme, mais lourd, très lourd.
J'avais décidé de prendre mon mal en patience, d'assumer mon pamphlet et de tenir bon. J'ai toujours été une vraie tête de lard, c'est d'ailleurs mon surnom. Sauf que, de tous les gars du lycée, il y en avait un que je ne m'attendais pas à avoir énervé : Hugo Rivoire. Un garçon aussi sexy qu'effrayant, et il avait bien l'intention de me faire fermer mon clapet. Apparemment, il n'était pas le seul. Je n'étais pas au bout de mes surprises.
C'était bien ma veine...
"Pamphlet contre un vampire", ©Sophie Jomain/Rebelle Editions, tous droits réservés.
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